Karaoke Propaganda
Le département R&D Social Sensibility des usines Bernard Control de Pékin à Paris/Gonesse ont été invités à coorganiser avec Mike Watson une performance pour Politics of Dissonance, un événement performatif, sonore et parlé. Cet événement collatéral officiel de la VJ de Manifesta12, à Palerme, a pris place dans un espace à Vicolo del pallone, dans le quartier de Kalsa de la ville.
-Ce texte est le texte original qui a été proposé par le biais de la plateforme curatoriale collective « Politics of dissonance », mise en place par Mike Watson, puis accepté et sélectionné par l’équipe curatoriale officielle de Manifesta-
"Ce projet, Karaoke Propaganda, est une extension de la pratique qui consiste à recueillir l’opinion de personnes par le biais d’interviews, de conversations, de graffitis, d’échanges numériques et de documents écrits tout au long des 8 années d’activité du service de R&D en Sensibilité Sociale dans les usines Bernard Controls à Pékin et des 4 années d’activité à Paris/Gonesse. Comme nous travaillons avec des personnes venant de pays, cultures et contextes sociopolitiques différents, nous avons utilisé l’art comme outil et langage afin de permettre aux personnes de rechercher par une autre voie ce qu’elles voulaient et d’établir un dialogue différent avec elles-mêmes et avec les autres dans ou hors de leur environnement professionnel. Nous voulions leur donner la parole et un sens accru de la dignité qui accompagne cette parole, et nous savions que ce ne serait pas quelque chose de simplement « facile », « bon » ou « important ». Nous nous sommes aperçus que donner la parole à des personnes en situation réelle signifie parler des contradictions, des différences, des barrières visibles et invisibles et des limites qui affectent et façonnent les rapports humains dans la complexité de nos vies professionnelles et privées. Hiérarchie et pouvoir, pression sociale, références contextuelles et culturelles, identité sont souvent les territoires les plus complexes et difficiles pour les projets à vocation sociale.
Ce que nous avons compris, c’est qu’en façonnant un espace créatif indéfini pour toutes les personnes souhaitant expérimenter une rencontre, nous leur offrons la possibilité d’être perçues différemment par les autres après avoir choisi un langage artistique pour s’exprimer en public. Nous ne pouvons pas et nous ne voulons pas contrôler ce que peut être ce changement de perception et ce qu’il pourrait changer dans la relation entre la personne qui s’exprime de façon créative et les communautés dont elle fait partie : communauté professionnelle, famille, amis, etc.
Parfois, après cette première expérience créative individuelle, la qualité des relations qu’une personne entretient avec le reste du monde change également. Cela se traduit par la perte d’un équilibre antérieur et requiert un nouvel ajustement dynamique afin de trouver un autre équilibre. Ce processus n’est pas sans conséquence et ne peut en aucun cas être planifié. Toutefois, en raison de cette incertitude, il est intéressant car il favorise l’imagination sociale sans s’appuyer sur des méthodologies strictes, des outils pédagogiques ou thérapeutiques dogmatiques et des doctrines. Accepter le potentiel d’une rencontre qui n’est ni nécessaire ni obligatoire signifie créer la possibilité que l’inattendu et le changement surviennent. Si ces mots peuvent suggérer un sens aigu de l’engagement et prétendre à une sorte de mission, ils ne doivent pas être appliqués dans le cadre rigide d’une idéologie ou par le détachement froid d’une expertise professionnelle. Il est au contraire considéré comme un engagement envers le temps que nous passons avec d’autres personnes à échanger et à les comprendre, à tenter de déterminer ce qui fait encore sens et comment nous pouvons le repérer et le poursuivre dans le cadre d’une expérience commune d’échange de connaissances. Que signifie avoir la parole aujourd’hui ? Qui donne la parole à qui ? Où les personnes peuvent-elles utiliser leur voix sans être préalablement informées de ce qu’elles doivent dire ou sans être poussées à dire ce que quelqu’un d’autre veut qu’elles disent ? Comment une seule parole peut-elle être perçue dans la cacophonie du divertissement médiatique ou entendue derrière le rideau impénétrable d’une censure sévère ? Encore une fois, à qui devrions-nous parler ? Avec quels mots ?
Dans quelles langues ? Pour dire quoi ?
Au fil des ans, nous avons recueilli des phrases prononcées par des personnes lors de conversations sur l’art, le travail, la vie, la politique et la vie privée dans des contextes et des situations très informels, pendant une pause, un déjeuner, une entrevue privée, une présentation artistique ou une réunion de travail. Nous n’avons pas oublié ces phrases : elles ont été inscrites à la main sur l’escalier d’un musée, sont devenues des graffitis sur le mur d’un autre musée et des enregistrements audio diffusés par des haut-parleurs improvisés en carton dans un troisième. Les réinventer à travers un projet de karaoké pour un festival comme Politics of dissonance n’est qu’une suite logique pour continuer à réimaginer comment proposer ce précieux contenu. Le karaoké est l’une des formes les plus populaires de divertissement grand public à laquelle les habitants de l’Orient comme de l’Occident participent régulièrement, souvent juste pour se déconnecter et/ou partager une empathie superficielle d’une manière peut-être stupide, mais toujours chaleureuse et bienveillante. Les médias grand public se sont récemment approprié son omniprésence et l’ont transformée en une nouvelle option de divertissement à la mode. Pourtant, en examinant le dispositif et son contexte, pourquoi le karaoké ne pourrait-il pas être un endroit où l’on pourrait, sur un coup de tête, aussi choisir de « ne pas suivre » les paroles, de ne pas chanter les lignes et le refrain, mais plutôt de dire ce qu’on l’a envie de dire, de réciter un poème, de lire un passage d’un livre, de chanter une sérénade ou une chanson ancienne, de réciter un slogan politique, de se souvenir d’une personne qui nous a quittés, de prier, de raconter une histoire, d’envoyer un message, de lancer un sort, un enchantement ou une malédiction ?
Dans le monde polarisé d’aujourd’hui, nous assistons à un scénario chaotique dans lequel la démocratie occidentale est lentement érodée et vidée de son noyau émancipateur et égalitaire, tandis que le modèle de l’État technocratique autoritaire (bien représenté par la Chine, la Russie et d’autres) provoque les foules et les politiciens avec sa promesse d’efficacité et d’optimisation et ses arguments séducteurs sur la capacité à affronter les problèmes rencontrés à grande échelle, comme la peur, l’insécurité et l’instabilité. La censure fonctionne très bien dans les deux modèles : soit l’information est totalement filtrée et contrôlée, soit les personnes sont inondées par un flux continu d’informations dans lequel il est impossible de saisir ce qui est pertinent et significatif. Dans les deux cas, « la société du spectacle » théorisée par Guy Debord et le domaine de la « simulation » décrit par Jean Baudrillard atteignent de nouveaux sommets dans la dimension virtuelle de l’ère numérique.
Des expressions comme « post-symbolique », « post-vérité » et « âge de la surveillance » tentent de décrire et de résumer une période charnière pendant laquelle nous sommes confrontés à l’inconnu et à l’absence de précédent. Période où nous devons faire face aux transformations découlant des nouvelles dynamiques interconnectées du pouvoir, des données technologiques et de l’économie. Nous vivons entre un « vieux » monde qui se meurt et un nouveau monde qui lutte pour voir le jour et, dans ce clair-obscur, comme le disait Antonio Gramsci, « surgissent les monstres ». En tant qu’individus, nous ne savons pas comment lutter contre ces monstres et nous n’avons pas de stratégie commune pour dialoguer avec eux.
L’art n’a que peu de prise sur ces forces insaisissables et perturbatrices, mais il peut tout de même faire figure de radeau auquel nous accrocher afin de naviguer sur les eaux tumultueuses de cette époque. Il nous donne la chance de pouvoir encore imaginer autre chose jusqu’au tout dernier instant, peu importe ce que l’avenir nous réserve. Nous sommes un groupe de voyageurs qui se sont rencontrés par hasard. Nous ne savons toujours pas vraiment pourquoi nous sommes ensemble, sinon parce que nous sommes toujours curieux de nous-mêmes et des autres, et que nous défendons l’idée d’un monde où il y a encore de la place pour la majorité, et pas uniquement pour quelques-uns.
Notre karaoké à Palerme, sous l’égide de Manifesta, rappelle un peu le mythe inachevé de Pirandello, « Les Géants de la montagne ». Nous venons de loin, en tant qu’étrangers, avons été accueillis par d’autres étrangers dans une villa charmante, mais hantée, pour mettre en scène une pièce à la fois privée et publique, individuelle et collective : un récit partagé. Heureusement, le contenu de notre contribution n’a pas été commandé. Nous entendons le bruit des bottes des géants qui descendent la montagne. Nous jouerons pour eux et contre eux en même temps. Nous jouerons aussi pour tout le monde et toutes les personnes qui n’ont pas encore été invitées et qui sont aux alentours sont les bienvenues.
Comme les occupants de la « Villa degli Scalognati » de Pirandello, nous n’avons pas abandonné l’idée que si nous pouvons créer une magie un peu bizarre, il peut se passer quelque chose. C’est pourquoi nous organiserons des séances en direct et enregistrées avec des poèmes traditionnels et de vieilles chansons révolutionnaires de Chine, des enchantements tout droit sortis des légendes du Togo, des contes du Mali, des contes créoles, des poèmes italiens et français, des langages informatiques, de la littérature, des chansons populaires, des berceuses, des mots parlés et tout ce qui nous tombe sous la main.
Nous accueillerons et encouragerons la participation spontanée du public qui a envie de se joindre à notre Karaoké Propaganda. Vous êtes invités à suivre nos activités qui débuteront à 10 h 30 par une distribution d’affiches dans la ville, se poursuivront l’après-midi par un cours de calligraphie à l’eau d’inspiration chinoise dans les rues et se concluront par notre Karaoké Propaganda de 18 h 30 à 2 h 00 du matin. Les musiques originales imaginées proviennent de quatre musiques différentes, composées par l’artiste/musicienne FENNI, avec des entractes de 20 minutes entre chacune et des parties improvisées en direct.
Les artistes interviendront à la fois pendant les musiques et les entractes selon un programme qui ne peut être entièrement confirmé car il sera ajusté en fonction des événements de la soirée.
Merci de votre compréhension."
Alessandro Rolandi
Social Sensibility R&D Department at Bernard Controls Beijing and Paris/Gonesse